Entrevue avec Herménégilde Chiasson
dans le cadre de l'exposition La Parole Sourde
aout 2013

 


ADC – Cette exposition présente une sélection de tes œuvres des années 1975-1979; certaines œuvres qui ont été exposées, certaines œuvres inédites, et d’autres œuvres étaient destinées à d’autres formats.  Plusieurs œuvres dans cette exposition sont des bleus (blue-prints) et cela veut dire qu’ils sont éphémères, car les bleus ne se sont pas archivistique. La couleur disparaît avec le temps. Quelles sont tes idées par rapport aux œuvres éphémères versus les œuvres archivistiques ?  

HC -  À cette époque, à la fin des années soixante-dix, j’avais une pratique beaucoup plus centrée sur l’éphémère que sur la permanence. J’étais étudiant, je déménageais beaucoup et je n’avais pas de lieu pour entreposer ce que je faisais. J’avais une maison où je mettais le peu de choses que je conservais et qui a brûlé en 1976. Mon intérêt a toujours été dans les arts de la reproduction et à ce moment-là j’étais à la maîtrise aux États-Unis et je travaillais en même temps sur ma thèse de doctorat à Paris, d’où le fait qu’il y ait des photos et des documents qu’on pourrait qualifier du domaine de l’estampe car le «blueprint», une technique qui servait alors principalement aux architectes pour la reproduction de leurs plans. Pour revenir à ta question, j’ai toujours aimé la dimension éphémère des oeuvres d’art, puisqu’elles sont en accord avec le fait que la vie elle-même est éphémère et que les choses les plus marquantes de notre existence sont temporaires et qu’elles ne survivent bien souvent que dans notre mémoire. La dimension «archive» de l’art, avec tout le soin qu’on lui apporte, m’a souvent énervé et parfois je me suis consciemment appliqué à la provoquer, à la détourner ou à la ridiculiser. Par exemple j’ai fait des oeuvres sur du carton ondulé, sur des boîtes d’emballage, sur du papier journal en sachant très bien qu’elles finiront par tomber en confettis. Même chose pour la «paleur» qui s’installe quand certaines oeuvres sont exposées à la lumière comme c’est le cas ici avec les «bleus» qui ne survivront peut-être pas à cette exposition mais il y a quelque chose de beau et de tragique dans cette dimension de l’art à une époque où plusieurs choses sont elles-aussi impermanentes.

 

ADC - Les années 70s ont vu la naissance des galeries parallèles, des coopératifs, et des centres d’artistes autogérés à travers le Canada et à l’international.  Après les grandes manifestations de 1968, il y avait un mouvement dans les arts pour crée des lieux alternatifs pour donné une voix aux artistes qui était trop avant-gardiste pour les galeries publiques et commerciales. C’est pendant cette période que la Galerie Sans Nom est né. On pourra dire peut-être que les années 1975-1976 ont été les années de grossesse ou de gestation de la GSN. Auparavant, il y avait eu la Galerie Explosion qui était une galerie de femmes, mais qui a seulement duré pour un an. Après la fermeture de la Galerie Explosion, elles ont donné leur équipement (éclairage, etc.) au Centre culturel de Moncton, qui se trouvait dans l’édifice de l’Évangeline, et quelques mois plus tard, la Galerie Sans Nom est née en 1977. Parles-moi un peu de tes expériences avec les galeries parallèles de cette époque et de tes expériences avec la Galerie Sans Nom dans ces premières années.

HC – À ce moment-là j’étais en France et j’étais donc assez loin de l’action immédiate mais je savais que la forme d’art que je pratiquais depuis mes années à Mount Allison où j’avais étudié avec Colin Campbell, qui est devenu par après l’un des pionniers de l’art vidéo au Canada, que cette forme d’art n’avait pas de lieu autre que dans des galeries qui se trouvaient aux États-Unis ou en Europe. Je me souviens d’être passé à Montréal et d’avoir vu qu’il s’organisait un circuit pour montrer ce type d’activité. Lorsque je suis revenu au pays en 1977 et qu’on m’a appris que Moncton, avec la GSN, allait faire partie de ce circuit, je me suis dit qu’on allait rejoindre l’art contemporain d’avant-garde mais je ne pensais pas que cette entreprise durerait aussi longtemps. Au départ les expos à la GSN étaient assez conventionnels, à mi-chemin entre les formes d’art traditionnelles et une volonté de faire moderne mais sans avoir développé une position, une conscience de ce que cela voulait dire au sens du discours. Moi j’arrivais de Paris où il me semble qu’il n’y avait que du discours. Par la suite je suis allé aux Etats-Unis où il me semblait qu’il y avait beaucoup production et peu de discours. Je suppose que je suis le résultat de ces deux approches comme on peut le voir dans les oeuvres de cette exposition dont une partie ont été faites à Paris et l’autre à Rochester, aux États-Unis.

 

ADC - Étant donné que les galeries parallèles sont formées pour remplir un vide, et pour donner une plateforme à l’avant-garde, penses-tu qu’ils ont réussi? Maintenant 36 ans plus tard, est-ce que l’esprit est le même? As-tu vu des changements? Des évolutions ou des régressions?

HC – Oui je dirais qu’elles ont réussi parce que de nos jours les galeries plus institutionnelles ont pris le relais au sens où elles exposent aussi le type d’art qu’on ne retrouvait autrefois que dans les galeries parallèles. De la même manière, les galeries parallèles exposent des oeuvres qui sont peut-être un peu plus près d’un art plus traditionnel au niveau des techniques utilisées. Si je regarde les deux solos que j’ai eu à la GSN soit Positif-Négatif qui était une installation à base d’estampes et photo, La frise des archers, une autre installation où j’utilisais la photo, la sculpture et l’écriture dans une sorte de fusion baroque et Out Going Messages, un duo avec Daniel Dugas, qui était une sorte de réflexion sur le temps, je me rends compte que je suis passé d’un art beaucoup plus permanent à un art plus traditionnel dans sa volonté de durer. D’ailleurs «La mort de l’ours» qui faisait partie de la dernière exposition fait maintenant partie de la collection de l’U de M où elle est présentement exposée dans l’une des salles de la bibliothèque. On ne peut pas trouver plus permanent que cela ! Je crois que cette fusion des institutions quant à leur intérêt et à leur mandat a fait en sorte que les galeries parallèles doivent maintenant se pencher sur leur avenir. Je crois qu’elles forment une excellente vitrine pour les jeunes qui les ont investis pour la plupart et qui leur ont donné une énergie nouvelle car je crois que l’art d’avant-garde est une dimension exploratoire qui convient bien à cette époque de la vie où les règles et les conventions sont vues comme des contraintes à questionner sinon à bannir.

 

ADC - Et toi, pendant cette période, ou étais-tu? Dans ta carrière, ta vie, tes relations, dans la géographie? Parle-moi un peu de ta vie pendant la fin des années 70s.

HC -- À la fin des années soixante-dix je me suis réveillé avec beaucoup de projets, beaucoup de dettes et beaucoup de possibilités. Je crois que c’est à ce moment-là où j’ai commencé à travaillé comme réalisateur à Radio-Canada, à la radio d’abord et à la télévision ensuite tout en menant une double carrière d’écrivain et d’artiste visuel. Le travail m’a permis de payer mes dettes, m‘acheter une maison et une voiture. J’ai commencé à faire de l’argent à 34 ans, ce qui est trop tard pour s’y attacher vraiment. C’était le début des Éditions d’Acadie, de l’Association des écrivains acadiens, de la GSN, de l’Escaouette, de la production audio-visuelle à l’ONF-Acadie, institutions auxquels j’ai participé de près ou de loin. J’ai rencontré Gérald LeBlanc qui a été un compagnon de route stimulant et inspirant dans l’affirmation de cette modernité qui nous tenait à coeur. J’ai fait comme toujours cent milles choses plus ou moins importantes. En ce qui a trait à l’art, je crois que l’apparition de l’informatique aura été crucial dans les diverses formes d’art qui m’intéressaient mais surtout en raison de la dématérialisation du monde, ce qui m’a porté vers des techniques plus traditionnelles mais en maintenant, comme toujours, une importante dimension exploratoire. Je n’ai pas eu le temps de penser en termes de carrière, il y avait trop à faire, mais sinon je ne serais peut-être pas rester ici. Je me souviens le soir du vernissage de La frise des archers à la GSN, Ghislain Clermont, qui enseignait l’histoire de l’art à l’université, m’avait dit «Tu sais, cette exposition là, c’est vraiment du grand art mais de le faire ici c’est du temps perdu.». Je cite de mémoire. C’était un grand compliment mais comme je n’ai jamais pensé en termes de carrière, je n’ai vraiment pas de regrets. De pouvoir m’exprimer en art constitue un mode privilégié de connaissance. Le reste, le marché, les expositions, la reconnaissance, la notoriété, c’est du bruit qui distrait du vrai but de l’art qui est ma seule et unique manière de voir et produire des choses, des moments, des images  que personne d’autre ne pourrait me montrer.

 

ADC - Retournons à l’exposition et les œuvres qui sont incluses ici. D’abord, il y a une œuvre que t’as exposée à la Galerie Sans Nom en 1979 : Positif Négatif. C’est un bleu qui est 30 pieds de long.  Le contenu est un collage d’image qui mélange des autoportraits, des textes, et des coupures de publicités et de média populaire. Parle-moi un peu plus de cette œuvre. Qu’est-ce que tu cherchais à découvrir ou d’explorer ici?

HC – À l’époque j’étais au Visual Studies Workshop de Rochester, affilié au campus de Buffalo de la State University of New-York. C’était un endroit extraordinaire car à Rochester il y avait les usines de Kodak et de Xerox, de même que la George Eastman House, le plus grand musée au monde de la photo, la Rochester Institute of Technology, le magasin Light Impressions, bref c’était LaMecque de la photo. VSW, l’institution où j’étudiais préconisait une approche expérimentale et comportait plusieurs services dont une imprimerie, une galerie, une revue (Afterimage), etc. Au départ Positif Négatif était un rouleau destiné à être converti en livre d’artiste. Je voulais en faire trois. Finalement je n’en ai fait qu’un et encore là, je l’ai plus ou moins abandonné en cours de route. Tout de même je trouvais que cette oeuvre faisait du sens comme document visuel et c’est dans cette optique que je l’ai exposée. J’ai toujours aimé les oeuvres sur le long. Ma thèse de maîtrise à Rochester était une bande de quatre pouces de large qui faisait le tour complet des murs de la galerie. Je crois que cela pourrait se rapporter à mon activité d’écrivain, à mon idée de produire une sorte de phrase visuelle. La relation image texte, en ce sens, en est une qui m’a toujours intéressée, encore là sans doute en raison de l’écriture qui est linéaire dans sa forme d’expression.

 

ADC - Tu as aussi fait un livre avec Positif Négatif, ou tu as fait plusieurs interventions de collage. Comment vois-tu la relation et la conversation entre l’œuvre accrochée sur le mur, et l’œuvre transformée en livre?

HC – Je crois que l’oeuvre au mur est plus du domaine visuel au sens où elle participe à un ensemble qu’on peut saisir un peu comme on saisi un paysage en photo. La transformation de la même oeuvre en livre s’inscrit surtout dans le domaine de la rupture car il y a une rupture constante quand on passe d’une page à l’autre. Ce sont deux formes d’expression tout à fait différentes mais qui se répondent surtout quand on  les voit côte à côte ou presque, comme c’est le cas ici.

 

ADC -- Il y a aussi un autre projet, ici qui était un livre construit avec des bleus. Dans l’exposition, nous avons inclus le velum original ainsi qu’un bleu qui n’a jamais été transformé en livre. Ceux ci n’étaient pas créés avec l’intention d’être exposés comme des œuvres en soi.  Au lieu d’exposer le livre, nous avons accroché le velum, et son bleu du plafond. Le bleu commence déjà à perdre sa couleur, alors le texte et les images semblent être des spectres de leur état original. Pourras-tu parler un peu de ce projet-là?

HC – Cela se rapporte encore à la relation image-texte. Notre relation avec la photo fait en sorte qu’on limite son expansion. Une photo raconte toujours une histoire et elle peut raconter plusieurs histoires. Toutefois notre relation avec la photo est souvent celle que l’on retrouve dans les journaux, revues, etc. , c’est à dire qu’on y inclut un texte qui limite le sens et contient l’image pour ainsi dire. J’ai voulu explorer cette dimension là au sens où l’on peut changer le texte pour forcer le lecteur à établir, à créer, d’autres liens avec l’image. Les images sont évidemment trouvées et vont d’une affiche en Italie, condamnant la violence faite aux femmes, à un dormeur devant de mini-écrans de télévision dans le terminus pour autobus de Syracuse. Les textes vont de citations de catalogues à des romans populaires trouvés sur le trottoir. Il n’y aucun lien entre les images autres que ceux qu’établira le lecteur. Pour ce qui est de la technique, j’aimais beaucoup le bleu qui en train de passer présentement au violet avec la lumière. Il s’agit du bleu indigo, le même dont Levi-Strauss s’est servi pour teindre les jeans. On peut utiliser d’ailleurs des produits chimiques pour faire une pâte photo-sensible qui donne un peu le même résultat, ce dont je me suis servi à peu près à la même époque pour produire une série d’oeuvres sur tissus.


ADC -- Les photos qui sont incluses dans l’exposition datent de ton temps à Paris.  Dans la série de La main gauche attachée, photographiée puis libérée par la main droite, ainsi que dans l’œuvre qui décrit comment fumer une cigarette, il y a un lien très fort entre l’image, le texte, l’objet, et le corps. Décris-moi un peu plus l’approche que tu prenais quant à la représentation du corps dans la photo, ainsi qu’à la relation entre le texte et l’image.

HC – Je suis arrivé en France en 1974, six ans après ‘68 dont les idées étaient encore dans l’air. Le discours gravitait autour de deux axes soit la psychanalyse et le marxisme. On y parlait constamment de révolution, concept un peu absurde, auquel nous, Nord-Américains sommes plus ou moins étrangers. Les termes qui revenaient le plus souvent étaient ceux de gauche et droite. J’ai fait cette oeuvre un peu dans un rapport au fait que la gauche est un peu la dimension persécutée de l’existence. On dit de quelqu’un qu’il est gauche pour dire qu’il est mal coordonné. Par contre la droite est toujours associée au pouvoir et manifeste toujours une forme d’agression sur la conscience et surtout sur la culture et les arts qui en sont le mode privilégié d’expression. À Paris j’ai fait ma maîtrise sur le Body Art, les débuts de la performance comme art et les constats ou ce qui reste de ces actions comme on les appelait. L’utilisation de mon corps dans les oeuvres de cette période fait référence à mon intérêt pour cette forme d’expression. Par ailleurs j’ai toujours été intéressé par l’anthropologie, par les actions qu’on fait et qui deviendront de la mémoire ou de la mythologie. L’action de fumer est en voie de disparition, il est donc amusant ou important de la documenter. C’est un peu dans cet esprit que j’ai écrit un livre, Actions,  une sorte de traité d’anthropologie, qui décrit des actions simples donnant une idée du genre de vie que nous avons mené à la fin du XXe siècle, début du XXIe.

 

ADC -- Nous avons aussi inclus deux dessins en crayon dans l’expo. Ils sont des œuvres conceptuelles que tu as fait en 1977 qui démontrent un lien entre le corps et le temps. Peux-tu parler un peu plus de ton approche dans ces deux dessins?

HC – Le rapport au temps m’a toujours fasciné. C’est la mesure de l’effort. On paye les gens au nombre d’heures qu’ils ou elles ont passé à effectuer un travail. C’est une approche qui s’applique surtout à des métiers mais peu à l’art qui se fait dans un tout autre rapport et qui se veut plus spirituel que matériel. De ramener l’effort au temps revient un peu à cette dimension. Il m’a fallu une heure pour faire ce dessin dont on peut voir les efforts et les échecs. De la même manière, la matière première est souvent évoqué dans la production d’une oeuvre d’art, le coût des matériaux. De détruire une craie de cire (sans doute le moins dispendieux des matériaux) pour recouvrir une surface et de documenter cet effort est un peu une réflexion sur cette dimension de l’investissement matériel que l’on peut faire pour produire une oeuvre d’art. Les deux dessins sont en noir et blanc car la couleur apporte toujours un élément sensuel et distrayant qui éloigne de la démonstration.

 

ADC -- Tu vas même plus loin dans les dessins conceptuels qui sont exposés sur le mur extérieur de la galerie, ou tu travaillais avec tes propres cheveux et ta salive. Peux-tu décrire ces œuvres dans un peu plus de détail? Faisais-tu d’autres travaux avec le même approche pendant cette époque?

HC -- J’ai fait peu de ce type de dessin que je voulais comme une sorte de parodie sur la science, la performance, quelque chose d’athlétique presque. Lorsque je les regarde aujourd’hui, je pense à Pollock et à sa peinture viscérale. Surtout avec la volonté de vouloir produire quelque chose d’esthétiquement satisfaisant. Qu’est-ce que la satisfaction esthétique ? Question existentielle sans doute. Qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que la vérité ? Même réponse. Pour ce qui est des cheveux, je suis une personne qui se tanne facilement, ce qui n’est pas très pratique si on veut développer une carrière en art où le fait de se copier fait partie de l’imposition d’un style. À cette époque j’avais les cheveux longs et, quand j’étais tanné, dans une réunion platte par exemple, je m’amusais à faire des noeuds dans mes cheveux essayant d’en faire le plus possible. Dans l’oeuvre exposée ici il y a un noeud de plus à chaque carreau.

 

ADC -- En préparation pour cette exposition, j’ai lu les deux livres que t’as écrits à la même époque que t’as produits ces oeuvres (Mourir à Scoudouc, 1974 et Rapport sur l’état de mes illusions, 1976). Ma première question, et peut-être j’ai manqué quelque chose assez évident, mais je me demandais, pourquoi Scoudouc?

HC – Quand on passe sur la transcanadienne on peut voit sur une des enseignes la direction pour Scoudouc. Or à cette époque (début des années 70) si on passait par Scoudouc, il n’y avait aucun enseigne pour dire qu’on entrait ou qu’on sortait de Scoudouc, cela ressemblait à l’Acadie, pays sans frontière. J’avais vu Mourir à Madrid le très beau documentaire de Frederic de Rosif sur la guerre civile espagnole et je trouvais qu’à l’époque on mourait beaucoup plus qu’on vivait en Acadie. Ce n’est pas un livre très jovialiste mais c’est ma vision après les événements de ‘68 sur le campus de l’Université de Moncton et la répression qui s’en est suivie.

 

ADC -- C’est qui la femme dans les photos dans Mourir à Scoudouc et dans Rapport sur l’état de mes illusions?  Est-ce que c’est la même femme qui figure dans les images de Positif Négatif?

HC -- Oui, c’est la même. Il s’agit de Louise Soucy avec qui je vivais à l’époque et avec qui je suis allé à Paris en 1974. C’est aussi elle dans les photos de Comment fumer. Elle habite présentement en Espagne. Cette exposition et la recherche des documents qui l’entoure m’a d’ailleurs plongé dans la nostalgie de cette époque plutôt insouciante et très enthousiaste en ce qui a trait aux découvertes dans une ville comme Paris.

 

ADC -- Parle-moi des textes et images parallèles qui ont été insérés à chaque deuxième page dans le livre, Rapport sur l’état de mes illusions…(par exemple l’entrevue avec Pierre-André Arcand, la coupure de presse sur Leonard Jones, les publicités pour des boxing matchs et des hypnotistes).  Il me semble qu’il y a un lien entre le découpage et le collage de ton œuvre Positif Négatif et graphisme et contenu du livre Rapport sur l’état de mes illusions.  Parle-moi un peu de ton approche au découpage et au collage.

HC – C’est très juste de dire qu’il y a un lien entre ces deux oeuvres surtout en ce qui a trait à la relation image-texte que j’ai repris dans plusieurs livres par après, surtout miniatures, mais dans un rapport différent chaque fois. Dans Rapport sur l’état de mes illusions, il s’agit d’un livre un peu parodique, c’est sensé être un rapport comme on en produisait beaucoup à l’époque. Je crois que les Acadiens ont sans doute été l’une des ethnies les plus étudiées pour produire quantité de rapports qui n’ont rien changé. Cela a fait vivre quantité de consultants mais sans pour autant produire une vision nouvelle ou engageante. Dans la foulée de cette effervescence j’ai moi-même décidé de publié mon propre rapport. Sur la page de droite, il y a le texte comme tel et sur la page de gauche, un flot d’images en provenance de toutes sortes de sources, qu’on pourrait qualifier de bruits du monde. Le lecteur encore là fait un lien personnel et peut-être impossible entre ces deux dimensions. Lorsque j’y pense je me dis que cette approche provient sans doute de l’idée mis de l’avant par Umberto Eco dans L’oeuvre ouverte à savoir qu’une oeuvre d’art c’est une rencontre, l’artiste élabore une partie de l’oeuvre, fait une partie du chemin, qui sera complétée par le spectateur, les deux se rencontrant à un point quelconque entre leur deux regards.

 

ADC – Quand je pense à tes œuvres éphémères (comme les bleus), il a une citation intéressante que j’ai trouvé dans une des coupures qu’on trouve dans Rapport sur l’état de mes illusions.  C’est une entrevue que tu as faite à propos de ton livre précédent, Mourir à Scoudouc.  Dans cette entrevue tu dis :

« ce poème-là (confetti) a été fait au moment où j’étais préocupé par cette idée de faire des œuvres sur l’immatérialité.   (…) en Acadie, il n’y a vraiment rien de solide, vraiment rien défini.  Tu ne peux pas te retourner vers une option, ou une collectivité, ou un territoire.  On est vraiment errants. »

Je trouve cette description tellement belle. Peut-être d’autres personnes le trouveront un peu triste, l’idée qu’il n’y a vraiment rien de solide, mais je pense que ce concept contient beaucoup de possibilité et potentiel. Le fait de ne pas être emprisonné par des définitions crée la possibilité de toujours être en train de devenir et redevenir et redevenir. Mais c’est vrai que c’est un peu triste aussi, de ne pas être capable de retourner. Je me demande si ce concept était peut-être un peu informé par ta propre itinérance (d’Acadie, à Paris, à New York, et de retour encore) et si l’impact de ces déménagements ont eu une influence sur tes approches au matériel plastique et  les matériaux éphémères.

HC – Allen Ginsberg dans le film que j’ai fait sur Kérouac dit une très belle phrase à ce sujet : ¨Being alive is saying good bye» et je crois que c’est ce qu’on continue de faire. C’est un peu en ce sens que, selon moi, la photo est un art funèbre, au sens où, quand on se voit en photographie, on est déjà mort à ce passé-là. Dans la même perspective Robert Frank, cet immense photographe, a fait une oeuvre où il a gravé avec un clou dans le négatif «Sick of Good Byes». Vient un temps où l’on se dit qu’il est temps d’arrêter de se dire au revoir et qu’il devient important d’aménager quelque chose, un lieu, un territoire, une vision. C’est un peu ce que j’ai fait pour contrer un peu cette perspective de l’errance, que je trouvais très moderne, d’où l’idée du film sur Kérouac, mais qui a fini par se transformer, peut-être au moment où je me suis construit une maison. Cela a sans doute été instrumental à me poser d’autres questions en ce qui a trait à cette aventure de la modernité et ce que cela peut signifier par rapport à une collectivité insécure comme l’Acadie qui met beaucoup d’énergie, à se définir en relation avec son passé et très peu à miser sur l’avenir. Mais la terre nous reste. Louise Blanchard que j’ai connue à Paris, disait «Tant qu’on a la terre on peut toujours recommencer». Ou, comme le disait le poète Jacques Prévert «Notre Père qui êtes aux cieux, restez y et nous resterons sur la Terre qui est parfois si jolie.»